Une jeune fille de Gaza me secoue sans même prononcer un mot
La distanciation sociale est désormais la nouvelle norme, mais combien de temps faudra-t-il attendre avant qu’elle ne soit plus la bienvenue? Le souvenir d’une jeune fille de Gaza me pousse à me questionner.
C’était le 12 janvier par une journée froide et nuageuse à Gaza. J’avais voyagé avec les évêques du Canada, des États-Unis et d’Europe (en provenance de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Espagne et de l’Italie) dans le cadre d’une visite annuelle pour montrer notre solidarité avec les quelques catholiques qui vivent encore dans cette partie du monde déchirée par la guerre.
Au terme d’un trajet en voiture de deux heures depuis Jérusalem, nous avons passé un point de contrôle israélien plutôt sophistiqué avant d’atteindre la paroisse de la Sainte-Famille, la seule paroisse catholique de Gaza. Environ 150 catholiques vivent dans ce modeste quartier de Gaza. Nous nous sommes dirigés à l’arrière de l’enceinte de l’église, vers une maison cachée par un grand arbre et un parc pour enfants. C’est là que nous avons trouvé nos hôtes pour l’après-midi, les Missionnaires de la Charité.
Les religieuses gèrent un établissement pour les enfants et les adultes ayant des besoins spéciaux; elles s’occupent également des personnes ayant un handicap mental ou physique, ainsi que de leurs familles.
En parcourant les couloirs, en file indienne, je m’attendais à ce que des discours et des poignées de main marquent officiellement la fin de notre visite.
Avant de partir, notre délégation est entrée dans une salle remplie de gens, où une vingtaine de personnes étaient confinées dans leur fauteuil roulant, plusieurs d’entre elles depuis leur naissance. Un spectacle affligeant pour certains d’entre nous. Il était évident que les sœurs qui vivaient et travaillaient là considéraient comme un privilège d’œuvrer auprès de ces personnes dans le besoin. Pendant un bref instant, leur présentation des résidents de l’établissement semblait un peu exagérée; on aurait dit la présentation d’une grande vedette de la pop et non celle d’une personne ordinaire.
Je suis resté dans le cadre de porte, regardant à la dérobée dans la salle sans avoir l’intention d’y entrer (j’ai un fils né avec une déficience intellectuelle et il devient agité quand trop de gens se présentent à lui en même temps). J’ai donc pensé qu’il valait mieux limiter le nombre de personnes.
En me dirigeant vers la sortie, j’ai vu l’une des plus jeunes personnes m’observer. Elle était seule, apparemment immobile dans son fauteuil roulant. J’aurais pu la manquer. Or, elle m’avait déjà à l’œil.
C’est alors que je me suis approché d’elle tout doucement. Elle ne pouvait pas bouger sa tête, ses bras ou ses jambes, mais elle me suivait du regard. À gauche. À droite. Nous avons établi un contact. Je lui ai souri, mais en vain. Je me suis alors approché d’elle, en mettant délicatement mes doigts dans la paume de sa main pour ne pas la brusquer; aussitôt, elle a doucement fermé sa main autour de mes doigts. Puis elle m’a adressé un sourire inattendu. J’ai souri en retour. Cela n’a pas duré longtemps, mais j’ai senti qu’elle me disait : « Enchantée de vous avoir rencontré. Merci d’être venu faire un tour. J’ai apprécié votre visite. »
Il était alors temps de partir.
Je n’ai même pas su son nom. Cela n’avait pas d’importance. Ce que je ressentais dans mon cœur me semblait beaucoup plus important que son prénom.
Malgré son état, elle a réussi à me toucher, comme cela survient dans les plus beaux moments de la vie. Il n’y a eu aucun discours frivole, aucune querelle politique, aucun débat idéologique sur Gaza ou d’autres questions. Elle ne se souciait ni de mon statut, ni de mon titre, ni même de ma façon de m’habiller. La seule chose qui l’intéressait était de sympathiser, de laisser parler son cœur. Elle n’avait besoin de rien d’autre. J’imagine qu’elle agit ainsi avec tous ceux et celles qui croisent son chemin. Silencieuse, réservée et pourtant pleinement expressive quand on lui en donne l’occasion.
Selon certains, cette fille de Gaza, ou toute autre personne ailleurs dans un état comparable, aurait peu à apporter à notre société. Mais accordez-lui un moment d’attention et elle vous transmettra peut-être l’une des plus grandes leçons de la vie.
Elle me rappelle encore aujourd’hui mon humanité, la vôtre, notre besoin de compassion les uns envers les autres. C’est quand on en prend conscience que l’on peut trouver un épanouissement personnel et qu’une conversion du cœur peut s’opérer. C’est alors que nous pouvons nous efforcer de trouver d’abord la paix intérieure et par la suite avec les autres. C’est cette humanité qui m’a amené à m’associer à CNEWA.
Alors que la distanciation sociale est le mot d’ordre à suivre durant cette pandémie historique, reconnaissons sans parti pris la valeur d’une rencontre personnelle, comme celle que j’ai vécue avec cette jeune fille inspirante de Gaza qui m’a touché la main et le cœur. Cette pandémie nous donnera peut-être une nouvelle façon, dans l’esprit de Pâques et de la résurrection de Jésus, d’entrer en relation les uns avec les autres et de voir ce qu’il y a de beau chez l’autre au lieu de mettre l’accent sur le négatif. Mais maintenant que la maladie à coronavirus (COVID‑19) s’est immiscée dans la bande de Gaza, je crains pour le sort de ma nouvelle amie. En effet, le système de santé de Gaza n’est aucunement préparé à affronter cette pandémie et beaucoup n’y survivront pas.